La créativité doit-elle à la folie ? Une relation complexe mais féconde
Depuis des siècles, la « folie » et la créativité ont été intimement liées dans l’imaginaire collectif. Des artistes comme Vincent Van Gogh aux écrivains comme Sylvia Plath, nombreux sont ceux dont le génie a été en partie alimenté par leur différence psychologique, en dépit parfois de souffrances indéniables. Van Gogh, par exemple, a créé certaines des œuvres les plus iconiques de l’histoire de l’art, tout en luttant contre des troubles mentaux graves. Sa perception unique de la couleur et de la lumière, sa capacité à capturer des émotions profondes et brutes et son audace stylistique sont souvent attribuées à sa vision du monde singulière, influencée par ses troubles psychiques.
De même, la poétesse Sylvia Plath, qui a souffert de dépression clinique sévère tout au long de sa vie, a utilisé sa poésie pour explorer les recoins les plus sombres de l’expérience humaine. Sa capacité à transformer la douleur et le désespoir en art littéraire puissant nous montre que ce que la société considère comme fou peut en réalité être une source profonde de compréhension et d’empathie. Ces exemples ne sont pas des exceptions, mais des témoignages de la manière dont la diversité psychologique peut enrichir notre culture et notre société.
Nous souhaitons ici insister sur la part de créativité qui découle de leur capacité à sublimer leur vécu difficile en œuvres d’art. Van Gogh, par exemple, a puisé dans ses expériences intérieures pour créer des tableaux d’une expressivité unique, même si ses crises de psychose et son isolement social ont rendu sa vie extrêmement douloureuse, jusqu’à sa fin tragique. De même, Sylvia Plath a utilisé sa poésie pour donner voix à ses luttes profondes, en dépit de sa dépression sévère, qui l’a finalement conduite au suicide.Valoriser la diversité psychologique ne signifie pas idéaliser les troubles psychiques et mentaux. La reconnaissance de la singularité de ces artistes doit aller de pair avec une prise de conscience des conditions difficiles qu’ils ont endurées. Leurs œuvres témoignent d’une résilience face à leurs troubles, mais elles ne doivent pas conduire à une romantisation de la souffrance mentale.
Par conséquent, la créativité, lorsqu’elle est soutenue dans un cadre de soins approprié, peut permettre à des individus souffrant de troubles psychiques et mentaux d’exprimer leur plein potentiel sans être accablés par leur maladie. Loin de chercher à justifier ou minimiser ces souffrances, il s’agit ici de souligner comment un accompagnement bienveillant et une meilleure compréhension de la diversité psychologique peuvent aider ces talents à s’épanouir pleinement.
Diversité psychologique et mad skills : un nouveau regard sur les compétences
La diversité psychologique inclut une gamme de conditions et de différentes mentales cognitives ou comportementales comme la bipolarité, la schizophrénie, le trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), le trouble de personnalité borderline et d’autres formes de neurodivergence. Ces conditions sont souvent considérées comme des handicaps dans une société qui valorise la conformité et la norme. Cependant, lorsque nous commençons à voir ces différences non pas comme des déficits, mais comme des expressions uniques de la cognition humaine, nous découvrons un éventail de compétences et de talents inattendus qui peuvent profondément enrichir nos vies et nos communautés.
Prenons l’exemple de Temple Grandin, une professeure de science animale autiste et militante pour l’inclusion de la neurodiversité. Grandin a utilisé sa pensée visuelle très développée pour révolutionner les pratiques de manipulation et d’élevage du bétail. Sa capacité à penser en images, un trait souvent associé à l’autisme, lui a permis de concevoir des systèmes plus humains et efficaces, en offrant une perspective que ses pairs qui ne sont pas concernés par l’autisme n’auraient peut-être jamais envisagée.
De même, Stephen Wiltshire, un artiste britannique autiste, est mondialement connu pour ses dessins urbains incroyablement détaillés réalisés après une seule observation. Ce que certains pourraient percevoir comme une obsession ou un comportement atypique est en réalité une capacité cognitive extraordinaire qui nous permet de redécouvrir nos villes sous un angle inédit. Ces exemples montrent clairement que la diversité psychologique offre des compétences uniques qui défient les catégories habituelles de la compétence et du talent.
Un autre exemple est Nikola Tesla, l’un des inventeurs les plus célèbres de tous les temps. Tesla présentait des traits aujourd’hui associés au trouble obsessionnel compulsif (TOC) et peut-être à d’autres formes de neurodivergence. Son mode de pensée unique lui a permis de visualiser des machines entières dans son esprit avant de les construire, défiant ainsi les méthodes de conception conventionnelles de son époque. Tesla a pu imaginer des innovations qui semblaient folles à ses contemporains, mais qui ont finalement transformé le monde de l’électricité et de l’énergie. Il a par exemple été à l’origine de l’un des premiers dispositifs de robot télécommandé jamais réalisé, dévoilé à New York en 1898, qu’il voyait comme une première étape vers des machines autonomes.
Repenser la « folie » : vers une société inclusive des mad skills
Malgré ces exemples inspirants, notre société continue de marginaliser ceux qui sont perçus comme différents ou fous. Les stéréotypes entourant la folie et la stigmatisation des troubles mentaux empêchent souvent une reconnaissance complète de ces compétences et des contributions potentielles des individus neurodivergents. Il est temps de reconsidérer nos préjugés et de reconnaître que les mad skills sont des expressions valides et précieuses de la diversité humaine.
Pour ce faire, il est essentiel de créer des environnements de travail et d’apprentissage qui accueillent et soutiennent la diversité psychologique. Par exemple, en offrant des aménagements personnalisés, en promouvant une culture de la diversité psychologique, nous pouvons commencer à valoriser les compétences uniques qui émergent d’esprits atypiques. En d’autres termes, il est temps de changer notre perception de ce que signifie être compétent, talentueux, et créatif.
Les mad skills ne sont pas seulement des compétences marginales ou excentriques. Il s’agit aussi d’expressions de la diversité psychologique qui peuvent enrichir nos sociétés et nos cultures de manière inattendue. Cependant, il est essentiel de ne pas oublier que les troubles psychiques, mentaux et comportementaux sont souvent synonymes de grande souffrance pour celles et ceux qui en sont concernés, du fait de leur maladie mais aussi et surtout de la façon dont la société la reçoit, souvent sans s’y adapter. La créativité et l’innovation que nous célébrons parfois ne doivent pas masquer la réalité des défis quotidiens auxquels ces personnes sont confrontées.
En réévaluant la manière dont nous percevons la différence psychologique, nous pouvons ouvrir la voie à une société qui non seulement valorise les compétences uniques, mais qui reconnaît aussi les besoins spécifiques d’accompagnement et de soutien. Il est essentiel de créer des environnements de travail, d’apprentissage, et de vie qui respectent cette dualité : la capacité à voir au-delà des stigmates tout en apportant un soutien concret et empathique à ceux qui en ont besoin.
Il est temps de cesser de voir la diversité psychologique uniquement comme une menace ou un défaut et de commencer à la considérer comme une composante complexe de l’expérience humaine, capable à la fois de souffrance et de génie créatif. En embrassant les mad skills tout en tenant compte de la réalité des troubles psychiques et mentaux, nous pouvons bâtir un monde où chacun, peu importe ses différences, est soutenu et reconnu pour sa capacité unique à contribuer au bien commun.
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Christian Makaya, Enseignant-chercheur en sciences de gestion, Ascencia Business School et Olivier Meier, Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)