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[The Conversation] Vers une entreprise plus humaine : ce que la psychothérapie institutionnelle peut apporter aux organisations modernes

Publié le 14 janvier 2025

Pour redonner toute la dimension humaine aux entreprises, un détour par les apports de la psychothérapie institutionnelle pourrait être utile. Trois pistes méritent d’être explorées au plus vite. Pour redonner du sens au travail, une raison d’être aux entreprises et l’envie de faire à tous.

The conversation : Vers une entreprise plus humaine : ce que la psychothérapie institutionnelle peut apporter aux organisations modernes
The conversation : Vers une entreprise plus humaine : ce que la psychothérapie institutionnelle peut apporter aux organisations modernes
Date(s)

le 14 janvier 2025

Dans un contexte où le bien-être des salariés et la cohésion des équipes deviennent des priorités, les entreprises explorent de nouvelles voies pour répondre aux attentes de leurs employés et aux défis d’un monde complexe. Parmi ces inspirations, peut figurer la psychothérapie institutionnelle.

Développée au sein de la psychiatrie pour repenser les structures d’accueil des patients, cette approche propose de placer le collectif et l’adaptabilité au cœur de l’organisation. Dans quelle mesure peut-elle être adoptée par les entreprises ? Quelles leçons comporte-t-elle pour le monde des affaires en quête de sens et de performance durable ?

Réinventer la gouvernance

La psychothérapie institutionnelle trouve ses racines dans les années 1940 en France, dans les travaux du psychiatre François Tosquelles et d’autres praticiens comme Jean Oury. Face aux limitations des traitements psychiatriques traditionnels, ils ont envisagé, avec notamment des penseurs comme Frantz Fanon ou des artistes comme Jean Dubuffet ou Paul Eluard, de réinventer la gouvernance des institutions psychiatriques. Pour cela, les fondateurs de ce courant ont élaboré un modèle centré sur la communauté et le pouvoir de l’environnement institutionnel pour faciliter le bien-être mental de toutes les parties prenantes (patients, soignants,personnel non médical, famille et proches…). La psychothérapie institutionnelle considère que les institutions, plutôt que de simplement traiter ou contrôler, doivent aussi faciliter l’épanouissement des individus en promouvant un engagement créatif et inclusif au sein de l’équipe.

Ce modèle repose sur des concepts fondamentaux, tels que :

- La remise en question des hiérarchies rigides, en offrant des rôles plus fluides et flexibles ,

- L’engagement actif de tous dans la prise de décisions ;

- La création de liens collectifs pour soutenir le bien-être individuel.

Appliqués au monde de l’entreprise, ces principes pourraient créer un environnement où les individus se sentent écoutés, valorisés et pleinement engagés dans la réalisation des objectifs collectifs. Bien que les établissements de soins psychiatriques aient des spécificités propres qui ne s’appliquent pas directement aux entreprises, il est pertinent d’examiner dans quelle mesure les apports fondamentaux de la psychothérapie institutionnelle – comme la valorisation du collectif, l’horizontalité des relations et la participation active – peuvent inspirer de nouvelles pratiques professionnelles favorisant à la fois le bien-être des employés et la performance organisationnelle.

Une dé-hiérarchisation constructive : l’importance de la flexibilité des rôles

Un aspect essentiel de la thérapie institutionnelle est la remise en cause des rôles figés au sein de l’institution, où chaque membre est encouragé à expérimenter différentes responsabilités. Cette flexibilité des rôles favorise une compréhension plus large des compétences individuelles et collectives. En entreprise, l’application de ce principe pourrait consister à offrir aux employés des opportunités d’explorer d’autres fonctions ou d’endosser des rôles temporaires dans d’autres départements.

Une telle approche enrichit leurs compétences et encourage l’innovation. Cela pourrait ressembler au programme Bungee, une initiative de mobilité interne chez Google permettant aux employés d’explorer des fonctions temporaires dans d’autres équipes au sein de l’entreprise, généralement pour une période de trois à douze mois. Cela leur permet de développer de nouvelles compétences, de se connecter avec des équipes différentes et d’acquérir une compréhension plus large des divers aspects de l’organisation. Cette approche encourage la polyvalence et l’engagement des employés en leur offrant des perspectives variées sans quitter l’entreprise.

L’engagement actif de tous dans la prise de décisions

Dans les entreprises modernes, la culture organisationnelle joue un rôle central dans la satisfaction et la motivation des employés. La psychothérapie institutionnelle peut inspirer des pratiques accordant une part importante aux concepts de groupe et de collectif, via l’intégration de comités de décision ouverts permettant aux employés de contribuer aux décisions stratégiques ou des rituels collectifs pour renforcer les liens et la confiance.

La psychothérapie institutionnelle peut inspirer des pratiques centrées sur le collectif et la participation active, comme celles mises en place par l’organisation néerlandaise Buurtzorg, un réseau d’infirmiers et d’aides-soignants. Buurtzorg repose sur une gouvernance horizontale, supprimant les hiérarchies traditionnelles et favorisant des équipes autonomes de 10 à 12 personnes. Ces équipes gèrent elles-mêmes la planification des soins, les relations avec les patients, et les décisions opérationnelles, en collaboration avec les autres groupes. Cette autonomie est renforcée par des rituels collectifs tels que des réunions régulières pour échanger sur les bonnes pratiques et résoudre ensemble les défis rencontrés. L’organisation a démontré que cette approche collaborative améliore non seulement la satisfaction des employés mais aussi la qualité des soins dispensés.

Mieux comprendre les besoins

Composés d’employés de tous les échelons, des opérateurs de production aux cadres dirigeants, ces comités ont pour mission de mieux comprendre les besoins des parties prenantes et d’encourager l’innovation sociale. Consciente des enjeux de santé mentale dans le secteur du jeu vidéo, Ubisoft a créé des groupes de paroles, où les employés peuvent échanger sur leurs difficultés, les pressions du métier et partager des idées pour l’amélioration de l’environnement de travail. Renforcer de telles initiatives contribuerait ainsi à une amélioration du bien-être et de l’engagement des employés, en leur offrant un rôle actif dans le développement de leur organisation.

Cynthia Fleury-Perkins, philosophe et psychanalyste, Chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne (Paris), 2023.


L’un des piliers de la psychothérapie institutionnelle est en effet la gestion collective, où les décisions sont prises en groupe et où chaque membre de la communauté joue un rôle actif dans la résolution des conflits et des problèmes internes. Cette approche contribuerait à envisager des environnements de travail où la gestion des conflits deviendrait des opportunités de croissance collective.

La création de liens collectifs pour soutenir le bien-être individuel

L’exploration des principes de la psychothérapie institutionnelle permet d’imaginer des environnements professionnels qui favorisent à la fois l’adaptabilité organisationnelle et le bien-être des individus, notamment dans des contextes de mutations rapides. Ces principes, centrés sur le collectif, peuvent transformer les espaces de travail pour répondre aux besoins individuels tout en renforçant les liens sociaux.

Dans la psychothérapie institutionnelle, l’espace physique joue un rôle essentiel : il est conçu pour encourager les interactions et soutenir les processus collectifs. Ce concept peut inspirer les environnements professionnels, où l’aménagement des lieux de travail devient un levier de bien-être et de productivité. En créant des espaces sécurisés et adaptés, les entreprises peuvent valoriser les singularités de chaque employé comme des richesses qui renforcent à la fois leur sentiment d’appartenance et leur engagement. Inspirée de la psychothérapie institutionnelle, l’idée de concevoir l’entreprise comme un espace de transformation permet de combiner le développement personnel et le projet collectif. Cela pourrait inclure l’intégration de moments réguliers pour l’introspection, des activités de bien-être ou des ateliers favorisant le développement émotionnel. Ces pratiques encouragent l’autonomie et l’épanouissement des collaborateurs, tout en renforçant les liens sociaux au sein des équipes.

Inspirée de la psychothérapie institutionnelle, l’idée de faire de l’entreprise un espace de transformation vise à offrir à chaque employé des opportunités de développement personnel et professionnel tout en contribuant à un projet collectif. Cela peut se traduire par l’encouragement de l’introspection et du développement personnel, en intégrant des temps de pause, des activités de réflexion ou des ateliers de bien-être, favorisant ainsi l’épanouissement des collaborateurs.

Chez Google, l’initiative « Search Inside Yourself », fondée sur la méditation et la pleine conscience, illustre comment l’environnement de travail peut devenir un espace de transformation personnelle. Ces ateliers vont au-delà de la gestion du stress en encourageant une introspection profonde et un développement émotionnel individuel. Cette approche permet à chaque employé de mieux comprendre ses motivations tout en renforçant les liens au sein des équipes. En créant un espace où chacun peut explorer ses tensions et aspirations, Google favorise une culture organisationnelle où le bien-être individuel soutient le bien commun.

Une vision porteuse de sens

Un tel modèle montre comment les organisations peuvent s’inspirer des pratiques collectives pour transformer l’environnement de travail en un espace où les besoins individuels et collectifs se complètent mutuellement, contribuant à une vision commune porteuse de sens.

Appliquée au monde de l’entreprise, l’approche de la psychothérapie institutionnelle offre une opportunité de transformer les organisations en espaces de création de valeur économique, sociale et environnementale. Toutefois, il est nécessaire de s’interroger sur les contraintes et limites de sa mise en œuvre, notamment en termes de coûts temporels et financiers

Une question centrale est de savoir si de telles pratiques sont accessibles à toutes les entreprises, indépendamment de leur taille ou secteur d’activité, ou si elles demeurent principalement adaptées à de grands groupes du secteur des services, comme le montrent les exemples de Google ou Buurtzorg. Les petites et moyennes entreprises (PME) pourraient faire face à des difficultés supplémentaires, telles que le manque de ressources ou de temps pour déployer ces approches de manière efficace.


Des approches qui doivent être contextualisées

Par ailleurs, l’intégration de pratiques inspirées de la psychothérapie institutionnelle demande un investissement important en termes de temps. L’organisation de comités de décision ouverts, de rituels collectifs ou d’ateliers de bien-être peut initialement ralentir les processus décisionnels et soulever des réticences. Cependant, ces initiatives peuvent à long terme favoriser une réduction des coûts liés à la souffrance au travail, au turn-over ou à l’absentéisme.

Il est également crucial de contextualiser ces approches en fonction des réalités sectorielles et institutionnelles propres à chaque organisation. Une PME industrielle, par exemple, pourrait adapter ces principes en les concentrant sur des éléments ciblés comme la flexibilité des rôles ou les espaces d’échange structurés, sans avoir à adopter l’ensemble des pratiques présentées.

Enfin, il convient de rappeler que la psychothérapie institutionnelle ne se limite pas à traiter des individus, mais vise à réformer en profondeur les organisations. Dans ce cadre, elle invite à interroger les racines des crises organisationnelles qui peuvent générer de la souffrance au travail, comme en témoignent des phénomènes récents tels que la « grande démission » ou le « quiet quitting ». Une approche systémique, axée sur les dynamiques collectives et les défis sociétaux, est par conséquent essentielle pour bâtir des organisations durables et résilientes.The Conversation

Olivier Meier, Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Christian Makaya, Enseignant-chercheur en sciences de gestion, Ascencia Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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